Il est midi, tu manges seul.
Rien de bien étonnant, ou de bien changeant. Tu en as l'habitude, c’est ainsi que tu te sens au mieux. Seul, attablé au plus proche du mur (histoire de pouvoir t'y coller si quelque chose arrivait), et pas grand chose sur ton plateau. C'est... Habituel.
Tes oreilles si particulières sont comblées de tes écouteurs tous détruits qui menacent de dysfonctionnement dans très, très peu de temps.
Quiet when I'm comin' home and I'm on my own
I could lie, say I like it like that, like it like that
I could lie, say I like it like that, like it like that
Voilà ce que tu entends. Cette chanson, elle t’apaise. Et tu ne passes jamais un "repas" (si les appeler ainsi est correct) sans avoir tes écouteurs aux oreilles. Ils te permettent de trier ce qui ne doit pas monter à ton cerveau. Le brouhaha de la cantine se transforme en notes de musique, en partition que tu ne sais pas même lire. "When the party's over" de Billie Eilish.
Tu regardes d'un coin de l’œil ton orange qui finira, comme d'habitude, par ressortir d'entre tes lèvres dans quelques heures à peine, sous forme d'un jus qui irritera ta gorge, la brûlera.
Tu coupes le peu de viande que tu ingurgiteras aujourd'hui, l'épaule proche du mur. Et là, maintenant, de suite, tu ne sais pas. Tu ne sais pas que quelqu'un t'observe. Tu es transparent, aussi intéressant qu'une plante en pot de coin de salle. Alors non, non, ça ne te parait pas évident de même y penser.
Oui, non, tu ne t'y attendais pas, pas le moindre du monde. En un rien de temps, il y a cette fille. Cette fille aux longs cheveux blonds que tu n'as jamais remarqué. Malgré ton silence, tu ne t'attardes pas sur le visage ou l'apparence des gens. Tu as trop peur de les défier du regard. Cette fille, tu ne connais pas même son prénom. Mais elle est là. Elle tire la chaise en face de la tiennes et elle s'invite à ta table. Tu te sens te liquéfier sur place. Oh. Mon. dieu. Ton cher mur n'aura jamais été d'une si grande utilité.
Cependant, tu es poli. D'une main extrêmement tremblante, tu retires tes écouteurs. Adieu, Billie, ce n'est qu'un au revoir.
Voilà la demoiselle aux cheveux de blés qui pose un gros classeur sur ta pauvre table auparavant inhabitée. Puis un stylo. Puis elle ouvre le classeur et se saisit du crayon. Tu sens ton cœur battre la chamade. Tu as toujours aussi peur. Elle a l'air si guillerette. Et toi, tu es là, aussi silencieux qu'un macchabée.
Peut-être que c’est ce que tu aimerais être maintenant, un macchabée.
Et soudain, te sortant de tes pensées morbides, ses lèvres (que tu n'oses toujours pas regarder) se mouvent.
« Admettons que la cantine soit pleine à craquer et que tu sois obligé de t’installer à côté de quelqu’un. Est-ce que tu irais ou est-ce que tu préfères encore ne pas manger ? Si tu t’installes à une table, est-ce que tu choisis selon ses occupants ? Si oui, quel genre de personne tu choisirais ? »
...
Tu restes silencieux. Pourquoi te parlait-elle? Pourquoi existais-tu même à ses yeux? Elle a l'air si parfaite avec son air enjoué. Tu baisses instinctivement la tête, tes épaules se redressant, comme si tu souhaitais faire l'autruche. Disparaître. Vite.
Ton corps rotate légèrement vers le mur. Quelques millièmes de secondes suffisent pour que ton front soit collé à celui-ci, frai.
Tu fermes les yeux. Tes joues sont brûlantes, aussi rouge que le sang qui coule dans tes veines.
Peut-être que si tu ne la voit pas, elle disparaîtra?