Anja appréciait l'atmosphère du club de buveurs de thé, toujours prêt à écouter l'un et l'autre, présents dans les difficultés et l'adversité. Elle avait eu une très bonne conversation avec quelqu'un (qui ne faisait même pas partie du club officiellement, ne le dites pas à Georges) l'autre jour, entre un thé à cannelle et un autre au citron, argumentant avec lui sur les différences culturelles entre le Danemark et l'Islande.
Antigone allait bien. Du moins elle allait mieux. Elle parvenait à esquisser de frêles sourires et plisser les yeux, donnant l'air vivant à son visage enfin débarrassé au moyen de barrettes et autres accessoires achetés ou même empruntés à Georges.
Elle souriait à la vie, se faisait des amis, mettait un pied devant l'autre et tentait de se redresser péniblement après avoir subi pendant des années l'amer souvenir de cette expérience où enfermée, elle avait perdu son frère cadet, puis à cause de la séparation. La culpabilité, elle la ressentait toujours partiellement, évidemment. C'était un vice qui ne partirait sans doute jamais totalement, mais le fait d'en avoir parlé à un adulte avait légèrement allégé sa peine. Certes, elle se réveillait parfois en sueur en se disant qu'elle aurait pu faire quelque chose, prévenir les hommes de la police avant, s'enfuir, faire quelque chose, mais en vérité, ne se serait-elle pas rompu le cou si elle avait sauté de cette fenêtre ? Aurait-elle vraiment trouvé des policiers et su emprunter de nouveau le chemin de sa maison ?
Ses pensées tournoyaient dans sa tête, comme de vils corbeaux au dessus d'un champ l'hiver alors que ses doigts se pliaient sur l'anse d'une des tasses de thé. Cette soirée-ci, elle n'avait pas bien suivi les conversations que ses camarades menaient, elle avait hoché la tête de temps à autre mais était la plupart du temps ailleurs. Ce n'était pas inhabituel chez cette fille, c'était juste que de temps à autre, elle semblait avoir besoin d'un peu d'air.
Le temps sembla passer plus rapidement que prévu, et alors qu'elle allait aborder Knight et lui poser des questions sur un livre de botanique qu'elle ne trouvait plus à la bibliothèque, les autres élèves commençaient tous à partir et elle se retrouva seule avec Knight dans le noir de la nuit.
La lumière de la lune filtrait au travers des persiennes du grenier et elle se surprit, avant même de faire remarquer qu'elle avait un peu perdu le fil, à se perdre dans la contemplation de l'astre lunaire. Quelle heure était-il ? Deux ? Trois heures du matin, peut-être ? Elle se sentait parfaitement calme, assez réveillée. Peut-être s'était-elle un peu endormi, tout à l'heure, ça expliquerait son état.
Sourire aux lèvres, elle se dirigea vers Knight, commençant à empiler les tasses vides, faisant un petit tas avec toute la précaution dont elle était capable.
« Je crois que j'ai un peu perdu le fil. Tu vas bien ? Tu n'as pas sommeil ? »
Knight n'était pas le plus bavard du Club des Buveurs de thé. Il préférait lire dans un coin du grenier en sirotant sa boisson chaude. Parfois, Maelstrom le dérangeait dans sa lecture pour connaître son avis sur tel ou tel sujet de discorde entre Georges et elle. D'un haussement d'épaule, il rejettait l'obligation de prendre parti. Après tout, il tenait à sa vie et ne souhaitait pas se retrouver au milieu du champ de bataille. Leurs désaccords n'entachaient nullement l'ambiance du groupe. Ce club, banal en apparence, se soudaient une tasse de thé à la fois.
De prime abord, Knight n'était pas un mec de club. Outsider dans l'âme, il refusait toute invitation à en rejoindre un. Évidemment, la présence de nombreux indésirables dans la majorité des groupes le désuadait. Toutefois, il n'avait pu refuser la demande d'Antigone. Il en avait surpris plus d'un en entrant dans le grenier. La fois suivante, Maelstrom l'y suivait au grand dam de Georges.
Cette soirée ne différa pas des autres. On discutta, chilla, rigola et, le plus important, on but du thé. Knight, solitaire, écouta sa musique un livre dans une main et une tasse dans l'autre. Les adolescents partirent les uns après les autres. River fut le dernier à partir. L'enfant s'entêta à rester alors qu'il dormait depuis 23h sur le canapé. Enfin seul avec Antigone, Knight délaissa son roman. Il était l'heure de faire le ménage.
"Hey Awesome, peux-tu me filer le chiffon please." demanda-t-il en roulant les manches de sa chemise.
Aucune réponse.
"Hey Anti ? Le chiffon."
Silence radio.
"Fuck Anti, réveille. Si t'es pour dormir, vas-y. J'peux m'occuper seul du ménage. C'est pas un prob."
Knight l'observa encore quelques secondes jusqu'à la voir redémarrer. Le sourire aux lèvres, elle reprit vie. Parfois, l'adolescent s'inquiétait pour la jeune fille. Elle semblait souvent ailleurs, perdues dans ses pensées et l'Écossais ne savait comment l'aider. Ainsi, il fit fi des dernières minutes.
"T'inquiètes pas. Ça arrive de perdre le fil, même au meilleur." lui dit-il en récupérant les tasses pour les déposer dans un bac en plastique. "Y'é encore tôt pour moi. C'est plutôt à moi de te demander si ça va. Normalement, t'es déjà partie à cette heure-ci."
D'une oreille mi-attentive, il écouta la réponse de son aînée alors qu'il continuait le ménage. Afin d'alléger l'ambiance, il fit jouer de la musique sur son portable. Sa tête bougea légèrement au rythme des chansons. Il s'occupa de passer le chiffon sur les tables tandis qu'Antigone récupérait la vaisselle.
"J't'impose un peu ma musique, mais si t'as une préférence dis le. J'peux changer. Je conçois qu'on aime pas tous celtique trad."
Pour confirmer ses paroles, une cornemuse tona au milieu du violon. S,il devait se défendre, Knight n'était pas nostalgique de sa terre d'origine. Non, loin de là. Ce style musical correspondait plutôt à sa lecture du moment.
"Puis, tu connais peut-être pas. Attends, y'a peut-être celle-là que tu peux aimer."
En moins de cinq secondes, un air doux et calme résonna dans le grenier. Knight chantonna timidement les paroles.
Il était si facile de perdre le fil. Si rapidement, de s'enfoncer dans les méandres de ses souvenirs et partir rapidement, tout simplement.
D'imaginer ceux que eux étaient devenus, eux avec lesquels elle était si complémentaire, les autres frères et sœurs, à se demander s'ils se souvenaient d'elle ou si, trop jeune, ils passeraient leur vie à chasser un souvenir traumatisant.
Antigone, elle sourit à Knight comme s'il était tout à fait normal qu'elle atterrisse à ce moment car elle n'avait pas du tout capté que son ami avait pu lui parlé. Lorsqu'elle le réalisa, son visage se brouilla d'une chaleur absurde et elle devint plus rouge qu'une pivoine.
« Non c'est bon je n'ai pas sommeil, je. », mentit-elle.
Déjà, la musique s'élevait et Knight venait de mettre une rassurante atmosphère en lançant une musique celtique, ce qui fit admirablement sursauter la jeune femme.
Ne pas les casser, et pendant ce temps, les accords de cornemuse sautait et à chaque fois qu'ils résonnaient, Antigone regardait la port du grenier de manière stressée, comme une biche prise aux abois.
« Tu peux baisser, s'il te plaît ? Ce n'est pas que j'aime pas, hein, mais si un surveillant vient et nous entends...si je loupe une permanence à la bibliothèque car je suis en colle, je pense que Fever va me tuer. »
Le stress était amplement visible sur son visage fatigué et stressé, mais elle n'osa pas toucher au portable de Knight – déjà, elle avait dit ce qu'elle pensait, ce qui était un exploit assez impressionnant (et prouvait surtout qu'elle le connaissait assez bien pour le faire).
« C'est pas que j'aime pas hein. », répéta-t-elle, anxieuse. Elle entreprit de ranger les sachets et de tous les fermer correctement pendant que Knight passait le torchon.
Cette activité ne pouvait pas durer pour l'éternité, elle releva la tête, puis alla ranger les sachets dans un petit placard où ils les récupéraient à chaque fois.
« Tu n'as pas envie de faire autre chose ? De prolonger cette soirée et de te balader dans le parc ou plus loin ? », elle regardait en l'air d'un air vague comme si elle souhaitait s'échapper d'ici à tout prix.
Holy shit, Antigone stressait pour un peu de musique. Le garçon l’observa un instant. Il vit bien la fatigue sur le visage de la jeune fille. Dormait-elle bien ? Knight pourrait questionner Muninn. Toutefois, son ex penserait-elle qu’il se préoccupe un peu trop de sa colocataire ? Puis, si Increpito l’apprenait, il en entendrait parler durant des semaines. Serait-ce une autre à qui l’Écossais murmurait des vers ? Pourquoi s’inquiéter autant d’une autre élève alors qu’il peinait à démontrer de l’émotion à ses propres amis. D’un autre côté, il avait l’habitude de ne pas se soucier de l’opinion des autres, alors pourquoi tant de réflexions internes ?
Un long soupire s’échappa du jeune homme.
« Ok pas de musique. On peut faire le ménage en silence. J’voudrais pas que tu rates une permanence à la biblio. »
Ce qu’il fit. Une fois le chiffon rapidement passé, il replaça les fauteuils et le sofa, puis prit place à l’entrée du grenier le temps qu’Antigone termine de son côté. Elle était méticuleuse, voire un peu trop au goût de Knight. L’héritier la vit refermer correctement chaque sac et les classer par ordre de saveur. Un tri à recommencer après chaque club… Si ce n’était que du garçon, les sachets finiraient tous mélangés au fond du placard.
En la voyant s’approcher, Knight réajusta sa prise sur le bac à vaisselle entre ses mains, près à clore la soirée. Toutefois, Antigone semblait vouloir poursuivre et le jeune homme ne voulut pas la décevoir.
« Aye, sure. Une promenade nocturne. Why not ? On passe par la cuisine déposer ça » Il brassa doucement le bac pour en faire tinter le contenu. « Pour ensuite aller marcher. T’as tout ce qu’il te faut ? T’auras assez chaud dans ta laine ? »
Knight prit les devants. Il s’engouffra dans les couloirs sombres de l’orphelinat, sachant quel chemin prendre pour ne pas tomber sur l’un des surveillant.
« Hey Anti, j’peux te poser une question ? T’es dernièrement beaucoup plus dans tes pensées et je voulais savoir si tout va bien. Personne ne te cause de problème, right ? Tu sais que si c’est le cas, faut le dire. »
Arrivé au haut de l’escalier, Knight coinça le bac entre son bras et sa hanche. De sa main libérée, il éclaira les marches de son cellulaire.
Alors, bientôt, ils eurent fini de débarrasser le service. Antigone avait une espèce de satisfaction étrange en voyant les tables parfaitement propres, qu'elle ne pouvait pas s'empêcher d'unir ses lèvres entre elle et avoir le début d'un de ces petits rires.
Parfait, c'était parfait.
Il ne manquait plus qu'à déposer la vaisselle en lieu sûr et juste de profiter de la soirée. Cela ne serait sûrement pas pendant longtemps, mais assez pour parler tranquillement avec Knight et, qui sait, s'endormir dans un coin du parc (les températures étaient si bonnes, c'était si agréable et elle n'aurait dit non à ce moment précis à l'idée de fermer ses yeux).
Alors ils marchaient dans les couloirs, dans le noir. Anja faisait attention à ses pieds, se guidant grâce à la lumière du téléphone de Knight, veillant à ne pas rater une marche ou se prendre un mur. L'orphelinat, de nuit, était si reposant, si vide qu'elle veillait à faire attention à chacun de ses pas pour causer le moins de bruit possible.
« Ca devrait aller, je pense, au pire on fera un détour, non ? »
Ce n'était pas vraiment qu'elle avait peur d'attirer un surveillant, c'était surtout que tout était si calme, si silencieux.
« Ca va, je...ça va mieux, en fait, je pense que je refais surface. », dit-elle à voix basse comme si elle ne voulait pas rompre le silence. « Je pense beaucoup aux choses qui auraient pu se passer ou à ce qu'on aurait pu éviter, mais je suppose que c'est trop tard, non ? Si nous avions ce pouvoir, aucun de nous ne serait ici. »
Elle supposa qu'ils marchèrent pendant un petit moment, en tout cas, il fallait descendre les escaliers. Les dortoirs étaient toujours aussi calme, le grand escalier qui menait au rez-de-chaussée aussi. Ainsi, lorsqu'elle poussa la porte-fenêtre de la salle d'arts plastiques où trônait des tableaux des plus divers ou ce que réalisaient les membres du cercle de Saturne, elle put se faire surprendre par une légère brise, accompagnée par quelques bruits d'insectes nocturnes.
La jeune fille tourna la tête vers l'arrière et sourit à son ami.
« On y va ? », demanda-t-elle tout en passant à l'extérieur. C'était étrange, c'était comme si ses sens se faisaient engourdir par le sommeil mais que l'adrénaline du moment (enfin ce n'était même pas comme si il se passait quelque chose de spécial, juste qu'elle souhaitait être là) la poussait à aller dehors, faire des choses inhabituelles en compagnie de Knight.
« Tout le monde dort, allons-y ! Tu penses qu'on peut aller jusqu'à Cambridge ? La ville doit être belle, de nuit. »