Comme chaque soir, Angst avait vérifié l'emplacement des fantômes de l'orphelinat.

A la cantine, il avait guetté l'ouverture de la porte des cuisines, et constaté la présence de l'Affamé à sa place habituelle. Puis, juste avant la fin du temps libre, il avait laissé Nova et Ruby pour sortir jeter un œil au Guetteur, perché sur le toit. Il avait ensuite regagné sa chambre et s'était posté à la fenêtre pour vérifier l'emplacement du Noyé, entre les arbres. Aucun trace, ce soir-là, de l'Entité.
C'était un rituel auquel Angst ne dérogeait jamais. Il était indispensable, pour lui, de toujours s'assurer que les fantômes demeuraient bien à leur place, et qu'il n'y avait jamais aucune anomalie dans leur emplacement.
C'était d'ailleurs ce qu'il y avait de si dérangeant, avec l'Entité : elle était imprévisible.
A 21h, il s'était mis au travail – il avait fait quelques exercices, pris quelques notes, papoté parfois avec Castor et envoyé des sms à Nova, sans jamais oublier d'aller régulièrement à la fenêtre jeter des œillades au Noyé. Toujours rien d'anormal. Et toujours aucun signe de l'Entité.
Castor était sorti se promener au clair de lune. L'orphelinat s'était peu à peu endormi, Angst avait dû éteindre sa lampe de bureau et se mettre au lit, lui aussi. L'heure avait tourné, et l'attente s'était prolongée, comme chaque nuit.

Du fond de son lit, sous sa couette, le garçon lisait à la lumière de la lampe torche de son portable. Au moindre craquement de la bâtisse, au moindre hululement de chouette, dehors, il allait regarder discrètement par la fenêtre. Chaque fois qu'il se relevait, la lumière de sa lampe faisait danser des ombres sur les murs.
Peut-être que l'Entité ne se montrerait pas, cette nuit ? Il ne La voyait pas toujours.
Ou peut-être qu'Elle était déjà là, à l'épier depuis les ombres mouvantes de la chambre.
La gorge soudainement sèche, Angst regarda autour de lui à l'aide sa lampe torche. Le faisceau de lumière explora chaque recoin de la pièce sans révéler quoique ce soit d'anormal. Sa chambre était sûre.
Non, sa chambre était sûre pour l'instant. L'Entité n'y était pas, pour l'instant.
N'y tenant plus, Angst se leva brusquement et alluma toutes les lampes de la pièce, et tant pis si un surveillant venait lui faire une remarque sur l'heure tardive ou l'économie d'énergie.  Il se rassit dans son lit, emmitouflé dans sa couette comme s'il s'agissait d'une armure infranchissable, et se mit à réfléchir. Si seulement il pouvait être certain que l'Entité ne puisse jamais venir dans sa chambre !
Une idée le frappa. Peut-être bien qu'il le pouvait, justement. Comment faisait Daphnis, déjà ?

Quelques minutes plus tard, armé seulement de son courage – mais aussi d'un sweat par dessus son pyjama, de sa casquette fétiche et de son portable en guise de lampe torche – Angst se faufila discrètement dans le couloir. La sûreté de sa chambre avait beau être toute relative, il avait fallu beaucoup de volonté à l'enfant pour la quitter : même s'il connaissait désormais les lieux comme sa poche, à cette heure-ci les couloirs vides et nus semblaient malfaisants, et les escaliers, interminables. Il avait l'impression de s'enfoncer dans un tunnel sans fin. Plus il marchait, plus il regrettait son « idée de génie », et plus son cœur tambourinait dans sa poitrine. Mais il était presque arrivé, il aurait été idiot de faire demi-tour maintenant, et pour l'instant tout allait bien... Les ombres dansantes, sur le mur, l'accompagnaient toujours. S'il avait de la chance, il n'y aurait qu'elles.
Mais de la chance, Angst n'en avait jamais, c'était bien connu. Et c'est avec un sursaut monstrueux qu'il reconnut le craquement sonore qui accompagnait quiconque prenait l'escalier. Quelqu'un descendait les marches, derrière lui.
Le garçon eut tout juste le temps de se précipiter dans le recoin sous l'escalier et d'éteindre sa lampe.
Le surveillant passa tranquillement et, d'après ce qu'Angst entendit, il poursuivit son chemin en direction de la laverie. Il se passa de longues secondes avant que l'enfant n'ose respirer de nouveau.

C'est alors qu'Angst réalisa qu'il était recroquevillé seul dans un coin, au beau milieu de l'orphelinat, en pleine nuit et dans l'obscurité la plus totale, à moitié en pyjama et complètement à la merci de tous ses démons.

Et dire qu'il s'était cru malin.