Ruby soupire.

Ils ne sont vraiment pas discrets.

Cela fait bien deux semaines déjà que les messes-basses se sont intensifiées au sein de Prisme. Comme si la porte d’un énorme secret venait de s’ouvrir. Tellement gros qu’on ne doit pas en prononcer le nom. Pourtant il en a un. Mais avant ça, il a eu un groupe nominal. Un enfant mort. Ensuite, il y a eu un complément de lieu. A Prisme. Puis un autre complètement circonstanciel. Dans des circonstances étranges, suspectes.

La rouquine a eu vite fait de rassembler ces quelques informations dont elle n’avait à l’origine pas connaissance tellement tout le monde ne faisait que de parler de ça. Après, il y a eu ces drôles de message sur le Nowhere. Même si l’ancienne Emma n’y poste rien, elle suit avec grande attention ce qu’ils s’y passent. Elle n’a donc eu aucun mal à tomber sur ces accusations, sur cette demande de vérité de la part de l’homme mystère. Ou la femme mystère. La vérité. Après tout, comment Ruby pouvait en vouloir à cet inconnu. Elle-même passe son temps à courir après la vérité. Enfin, il y a eu ce drôle de message cryptée qui a intrigué les plus adeptes de l’informatique. Ils ont alors parlé d’une liste de lieu qu’il aurait pu fréquenter, ou peut-être apprécier davantage. Tout un tas d’informations dont l’enfant ne savait pas trop quoi faire.

Le moment où l’ancienne Emma a véritablement tiqué, c’est quand Crow a mis la main sur ce livre, révélant potentiellement le nom de l’enfant disparu. Depuis leur dernière altercation, la rouquine ne lâche pas d’une semelle l’adolescent. Ou plutôt, elle se tient au courant de ses moindres faits et gestes, que ce soit avec ses yeux ou ses oreilles. Là où elle aurait plutôt choisi de se mettre en retrait, le ténébreux a mis les pieds en plein dedans. Quelle plaie. Maintenant, Ruby se trouvait bien embêtée pour ignorer tout ce qu’elle avait sous le nez.

Autumn. Encore un des faux noms attribués par Prisme. Tous les noms ont une signification. Le sien est un rappel évident au collier qu’elle porte autour du cou. Au collier de Gilda. Elle le porte en permanence, pour ne jamais oublier, pour se rappeler sa promesse. Retourner de là où elle vient. Retrouver sa famille. Alors pour ce mystérieux Autumn, cela doit bien avoir un sens.

Dans la bibliothèque étrangement déserte, Ruby aurait bien aimé remettre la main sur ce fameux livre, celui que Crow a trouvé. Elle n’a pas eu le temps de vraiment l’avoir dans les mains. Elle pourra peut-être en comprendre plus, et doubler le corbeau, lui montrer qu’elle aussi elle peut briser les règles. Seulement, dans la bibliothèque, il y a deux autres adolescents. Ils cherchent aussi des livres empruntés par Autumn. La discrétion n’est clairement pas leur point fort. N’ont-ils pas encore compris qu’un jour ou l’autre, Prisme se retournera contre eux s’ils en apprennent trop ? La rouquine soupire avant d’ignorer, et de retourner à sa recherche.

Seulement, au fil de ses pas, une idée lui vint en tête. A pas plus rapide, elle gagne une allée et lève la tête jusqu’à trouver ce qu’elle cherchait. En faisant la supposition qu’Autumn est arrivé jeune à Prisme, il a peut-être eu le réflexe, comme beaucoup d’enfants, d’en apprendre plus sur son nouveau nom. En tout cas Ruby la fait. Et elle n’est pas la seule. Peut-être une piste ? Seulement, les livres sur l’automne sont situés tout en haut d’une très grande étagère. En fait, elle est d’une taille raisonnable, mais pas pour une enfant de 11 ans. Lorsque la rouquine pose un pied sur une étagère pour essayer de grimper, elle se ravise. Le meuble n’est pas stable, elle risque à tout moment de faire tomber la bibliothèque sur elle.

Game Over.

L’ancienne Emma se résigne. Quitte à enquêter, autant leur demander. Et peut-être leur donner quelques tips en discrétion. L’enfant se dirige finalement vers les adolescents, regarde autour d’elle que personne ne l’écoute, et s’exprime.

— Peut-être que vous pourriez commencer par les livres qui parlent de l’automne. Après tout c’est son nom. A ton arrivée Antigone, je suis sûre que tu as cherché des informations sur la pièce de théâtre dont est issu ton nom. Peut-être que notre disparu a fait pareil. Enfin, c’est ma piste. Les livres sont trop hauts, je ne peux pas les atteindre. Mais vous, vous pourrez surement le faire. Après tout, vous êtes bien en train de mener votre petite enquête ? .

La rouquine ne s’embarrasse pas de quelconques formalités pour accoster les deux adolescents plus âgés qu’elle. Après tout, le sujet du jour est tellement spécifique qu’il est inutile de faire semblant. Tous les pensionnaires de l’orphelinat sont sur les traces d’une façon ou d’une autre de ce Autumn. A croire que la direction le fait exprès tellement personne ne cherche à mener l’enquête un minimum discrètement. L’ancienne Emma va finir par croire que tout ça n’est qu’un vaste traquenard destiné à distraire les enfants de quelque chose de plus gros. Hypothèse possible mais la principale aux yeux de Ruby. Elle ose au moins espérer que Crow, l’un des élèves à l’origine de cette immense chasse à l’homme, lui aurait dit si tout ceci était voué à l’échec.

Lorsque la fille aux cheveux de jais sort de sa sacoche le livre dégoté par le corbeau, elle tend les bras pour lui demander du regard si elle peut le voir à nouveau. Quelques coups de main lui suffisent pour examiner de nouveau sous toutes les coutures l’ouvrage. Le temps a passé et malheureusement peut d’informations ont survécu à son épreuve. Seul ce nom intriguant. Il existe probablement des techniques de révélation pour faire ressortir du papier ce qui a été effacé. Après tout ne dit-on pas que le papier n’oublie jamais ? Mais le risque de perdre plus de preuve qu’autre chose est grand, et la rouquine s’abstient d’exposer cette idée à voix haute face aux deux plus âgés.

La jeune fille ne prend pas la peine de répondre à l’observation du blond pour plutôt se concentrer sur les observations d’Antigone. Evidemment que pour un prénom qui est une simple traduction en anglais, cette recherche a beaucoup moins de sens.

— Tu as une manière de nous y faire entrer ?

De manière très étonnante, l’adolescente possède en effet la clé de ce lieu a l’accès normalement limité. En un tour de main, elle déverrouille la porte de ce lieu secret et permet au trio de s’engouffrer dans la pièce. Une mine d’or de tous les livres anciens de Prisme, probablement sur plusieurs années en arrière.

— J’imagine que je ne dois pas demander comment tu as réussi à avoir la clé ?

Ruby s’est connue plus enjouée dans ses paroles, mais pour être très honnête, cette histoire l’agace un peu. La naïveté des gens d’ici l’agacent. Certains prennent ça comme un simple jeu de piste. Mais si tout ceci est vrai, ça en est presque indécent de traiter la mort d’un enfant de cette manière. Que ce soit de la part des orphelins ou du personnel encadrant qui laisse complètement faire. La rouquine réprime une grimace de mécontentement pour se recentrer sur la situation. Un regard dans l’œillère de la porte lui suffit à vérifier qu’ils sont bien seuls dans la bibliothèque pour le moment, même s’il faut se montrer vigilant.

— L’idée des manuels scolaires est bonne. Mais il faudrait qu’on essaie de se rapprocher un peu plus de la date de scolarisation potentielle si on ne veut pas passer des jours à chercher le bon carton. Ca fera un truc à chercher hors de cette pièce, puisque les manuels n'ont pas l'air d'être là. En tout cas, l’écriture sur le manuel de botanique laisse penser qu’il a emprunté ce livre quand il était adolescent. En tout cas, cela ne ressemblait pas à l’écriture d’un enfant.

N’oubliant pas dans un coin de sa tête sa propre idée, l’ancienne Emma commencé à empiler des cartons devant l’une des bibliothèques qu’elle a repéré du coin de l’œil. Tout en poursuivant sa construction, elle répond à Away.

— Non, en tout cas je n’en connais pas d’autre. Et ça vaut mieux. Sinon ça pourrait vouloir dire que plusieurs enfants seraient morts entre ces murs…

La pile achevée, Ruby peut enfin grimper sur les cartons pour gagner beaucoup de hauteur, surplombant même les deux autres adolescents dans la pièce. Ses doigts et ses yeux courent sur les livres pour essayer d’en trouver un parlant des saisons tandis qu’elle reprend.

— Vous êtes tous les deux là depuis beaucoup plus longtemps que moi. Vous devriez savoir à partir de quel moment on a arrêté de mettre ces fiches. Enfin je pense.

— Oh d’accord. Je suis désolée pour mes insinuations, je n’aurais pas dû dire ça sans savoir.

Si la rouquine a une excellente mémoire, il faut croire que ce détail concernant les activités d’Antigone lui avait échappé. Son explication tient parfaitement debout, de quoi écarter de l’esprit de l’ancienne Emma que l’adolescente ait pu voler cette clé pour leur permettre de poursuivre cette enquête. Mais d’un autre côté, cela aurait bien plu à Ruby, que la fille aux cheveux de jais ait volé cette clé. Cela aurait pu vouloir dire quelqu’un près à se rebeller, à enfreindre les règles. A plier les règles, comme le disait si bien Crow. Mais il semblerait qu’Antigone ne soit pas de ceux-là. Seulement de ceux qui exploitent leurs avantages.

L’adolescente continue d’exposer ces théories sur un potentiel deuxième enfant. La rouquine se contente d’hocher la tête. Elle n’avait pas pris la peine de réfléchir autant au message posté sur le Nowhere, alors elle ne peut pas vraiment s’opposer à son raisonnement. La seule chose qu’elle voit, c’est qu’il se tient, bien que la coïncidence soit possible. Après tout, il y a bien 26 lettres. Le hasard a pu tout simplement être de leur côté. Finalement, aucun des deux adolescents ne peut répondre avec précision. Antigone lui dit que cela fait au moins dix ans, quant à Away, il n’y avait jamais fait attention jusque-là. Pas très observateur ce garçon. Mais Ruby se garde cette réflexion pour elle et continuer de laisser ses doigts courir sur les étagères.

— Je ne sais pas non plus, mais on peut toujours essayer. Au point où on en est.

L’ancienne Emma s’attendait à ce que les deux ainés, à l’initiative de l’enquête de ce côté du pensionnat, soit un peu mieux renseignés. Il faut croire que non. L’observation n’est pas leur point fort. Mais cela transcrit surtout leur confiance aveugle dans le système. Il est probablement que Ruby se soit posé plus de question en un peu plus d’un an qu’eux comptant déjà plusieurs années de présence derrière eux. L’enfant ne s’attendait pas vraiment à ce qu’Antigone fasse allusion à Angst, son camarade de classe. Elle ne put s’empêcher de répliquer, sur le coup de l’agacement.

— Angst est déjà terrifié. Il n’a pas besoin d’un enfant mort pour l’être.

Ruby se stoppe avant d’en dire trop. De mémoire, la fille aux cheveux de jais est effectivement ami avec le garçon. Elle a bien le droit de s’inquiéter pour lui. Mais si elle veut vraiment s’en faire pour celui qu’elle protège, elle devrait commencer par lutter contre le classement. Voilà un bon point de départ. Le blond évoque à son tour ses craintes pour une autre élève, Fairy. La rouquine ne la connait pas bien, elle sait juste qu’elle est petite, plus qu’elle. L’irlandaise est étonnée de voir que ces deux adolescents s’inquiètent autant pour des plus jeunes. Ruby n’a pas besoin qu’on s’inquiète pour elle. Elle a certes seulement 11 ans, mais elle se débrouille très bien toute seule. Elle ne peut faire véritablement confiance à personne. Alors autant se débrouiller par ses propres moyens.

Mais d’un autre côté, l’enfant aimerait bien savoir ce que cela fait, de se sentir protégé par quelqu’un dans un milieu qui l’angoisse.

Essayant de détacher son esprit de cette pensée fugace, Ruby, du haut de sa pile de carton, sort un nouveau livre de l’étagère et regarde la fiche. Bingo.

— J’en ai trouvé un. J’avais vu juste, celui-ci parle bien des saisons et de leur représentation dans l’art de manière générale. Voyons voir ce qu’il cache…

Relativement satisfaite, la rouquine tend à ses camarades en contre bas le carton d’inscription des prénoms d’emprunt. Son intuition était la bonne et avait déjà donné des résultats. Une bonne nouvelle dans leur recherche de réponse sur la disparition de cet enfant. Bien sûr qu’avec de leur donner le carton, elle a lu les quelques prénoms. Ce ne fut donc pas une surprise quand Antigone les énuméra à voix haute.

— Probablement oui. Connaissant Prisme, je ne pense pas qu’il se serait amusé à donner deux fois le même surnom pour deux personnes différentes. Mais je ne suis jamais allée le voir en personne, je ne pourrais pas vous aider.

La rouquine l’a probablement vu à son arrivée à l’orphelinat, un peu comme tout le monde. Mais elle n’en garde pas des souvenirs très nets. A ce moment-là, elle n’était qu’une boule de colère et de rage. Ses sentiments prenaient trop de place, même par rapport à sa manie de tout observer. Un moment de faiblesse que l’ancienne Emma ne s’est plus jamais accordée après cet épisode.

Antigone attrape presque au hasard un autre livre juste à côté de la trouvaille de Ruby et met la main sur un autre indice. Fever, la bibliothécaire est aussi inscrite dessus.

— Possiblement qu’ils savent quelque chose, mais ça doit bien les arranger de ne rien dire. Ou alors on les y oblige, je ne sais pas. En tout cas, ça veut dire que Autumn, Backup, Red et Fever ont fréquenté Prisme sur une période similaire. Ça nous laisse une fourchette d’à peu près dix ans. Quel âge ont environ Red et Fever ?

Malgré sa grande intelligence, l’ancienne Emma n’est pas bien douée pour estimer les âges des autres. Elle préfère laisser cette étape aux deux adolescents. Surtout qu’Away semble naviguer doucement vers les mêmes réflexions qu’elle. Les adultes savent, mais ne disent rien.

— Le secret médical ne tient que si on parle de médical. Il pourrait très bien nous parler de lui dans un autre contexte qu’une éventuelle consultation. Et puis après tout, en fonction de l’âge de Red, ils étaient peut-être tous enfant à l’époque de la disparition d’Autumn. Peut-être même étaient-ils tous amis ?

Amis. Un mot qui sonne faux dans la bouche de la rouquine tant elle ne se sent pas à sa place parmi les murs de Prisme. Mais elle peut envisager que d’autres ressentent ce sentiment, entouré d’autres enfants qui leurs ressemblent. Ruby attrape encore quelques autres livres au hasard puis, ne retrouvant plus dans cette partie de la bibliothèque le nom du disparu, s’assoit vivement sur sa pile maladroite. Surplombant toujours légèrement Antigone et Away, l’enfant place son menton entre ses mains, coudes appuyés contre ses genoux puis reprend.

— Maintenant on fait quoi ? Les adultes savent des choses et par chance, on a dans les murs de l’orphelinat deux personnes qui l’ont potentiellement connu. On pourrait les interroger mais ils vont surement nier. Vous avez d’autres idées ?