Le pas lourd de Thorn s'entendait à plus de cent mètres à la ronde, tellement son pas, très gracieux il fallait le dire, transmettait son humeur ô combien délicate.

Thorn n'était en effet pas trop d'humeur, mais c'était quotidien, chez lui. Il y avait la menace de retrouver la mémoire qui pesait au dessus de sa tête, mais depuis sa dernière rencontre chez le psychologue de l'établissement, ce n'était pas vraiment ce qui le tracassait. Non, insidieusement, certaines questions s'étaient glissées dans son esprit.

Prisme faisait-il du bien aux élèves ? Devaient-ils vraiment s'appeler par leurs pseudonymes ? Et Hook ? Hook n'avait-il pas raison ?

Ça le tuait de l'avouer, mais Muninn avait sûrement raison, il faudrait qu'il trouve un moment ou un autre pour lui parler (aka la balancer dans la cave pour lui en toucher deux mots). Tout cela le travaillait à un moment où il aurait dû plancher sur un épais manuel pour bosser. Lui qui en connaissait des par cœur, zappait volontiers des heures de sommeils au profit des révisions.

Non, cette fois-ci, il n'était pas en train de bosser tout simplement parce qu'il s'était engagé pour accueillir un nouveau. Il ne se proposait pas tout le temps ou, de toute évidence, malgré les points engrangés par le fait d'être parrain, aurait baissé depuis longtemps.

Légèrement boitant, il parvint au hall d'entrée où un gamin haut comme trois pommes attendait aux côtés d'un surveillant. Ce dernier le regarda d'un air dubitatif, en mode « mon gars, j'sais les soucis que t'as causé l'autre jour avec Sun, t'as intérêt de pas faire de conneries », puis, après une œillade furieuse, lui confia le môme.

Bizarrement, il lui semblait que lui-même n'était pas aussi petit quand il avait cet âge, aussi, dès que le surveillant fut parti, il le regarda en détails, planté devant lui, pour voir ce qui faisait la différence entre Sirius gosse et Thorn gamin. Bon, lui au moins n'avait pas de béquilles.

Le rouquin haussa des épaules.

« Lut. 'Paremment j'suis ton parrain. »

Parlait-il au moins anglais ? Il ne le savait pas. Bah, ce serait un bon test et ceux qui étaient à la traîne, ici, finissaient souvent largués au cours de la première année. C'était un efficace système pour alléger les classes par la suite.

« Thorn. Je vais te montrer l'orphelinat. Un peu. Tu as des questions ? »

Il grogna légèrement, peu loquace et mit les mains dans ses poches, commençant à s'avancer sans trop regarder si le gosse le suivait. De lourdes cernes lui barraient les yeux.

8… 9… 10… … 1… 2…

La joue posée contre la vitre du taxi, Sirius comptait les réverbères par lot de dix. C’était parfaitement inutile, mais rien, ni la vieille musique diffusée par la radio, ni le son de la pluie au-dessus de sa tête, n’arrivait à le calmer. Aujourd’hui, il faisait son entrée à Prisme, un orphelinat. Il se sentait étrange. L’hôpital, on sait qu’on n’y restera que temporairement, mais là c’était définitif. Il ne rentrait pas chez lui, bien qu’il y soit passé quelques jours plus tôt pour y prendre quelques affaires personnelles. Presque rien, tout tenait dans le petit sac à dos bleu posé à côté de lui. Ça lui avait fait quelque chose de voir l’appartement vide, tout y était resté à sa place, comme si ses parents pouvaient rentrer d’un instant à l’autre. Maintenant, il allait être vidé, vendu, et l’argent versé sur un compte bloqué à son nom qu’il récupèrera à sa majorité. Du charabia, tout ça. Sirius arrivait tout juste à se projeter jusqu’au lendemain.

« On y est, petit. »

Le voyage depuis York avait duré un peu moins de trois heures, et Sirius n’avait pas prononcé un mot, même pas avec son téléphone. Il hocha simplement la tête pour saluer le chauffeur, prit son sac et descendit. Le taxi ne traîna pas, il était déjà parti alors qu’il rejoignait un homme qui semblait l’attendre devant les grilles. C’était un surveillant, mais il n’écoutait pas vraiment ce qu’il lui disait, trop occupé à observer son nouveau chez lui, un bâtiment ancien qui lui rappelait plus une école qu’une maison. En tout cas, c’était plus petit qu’il ne l’imaginait. Tant mieux, sans doute, il ne devait pas y avoir trop de monde. Allait-il réussir à s’intégrer ? C’était sa principale inquiétude. Tous les enfants ici devaient déjà se connaître, non ? Un peu comme dans une classe, avec lui qui sortait de nulle part…

Le surveillant s’était arrêté dans le hall, et là encore Sirius se mit à regarder partout. Sa curiosité pour le lieux effaça un instant ses craintes, jusqu’à ce que des bruits de pas se fassent entendre plus loin dans le couloir. Ses yeux s’arrondirent quand un adolescent à la longue chevelure rousse et à l’air passablement mécontent arriva vers eux. Et voilà que le surveillant le laissait avec lui ! Un parrain ? Oui, on lui avait raconté une histoire de parrain, mais celui-ci n’avait pas l’air ravi de son rôle, ou bien c’était autre chose qui l’énervait ?

Le garçon était déjà en train de repartir, et après une hésitation, Sirius le suivi. Est-ce qu’il avait des questions ? Oui, à peu près un milliard, mais pas sûr qu’il ait envie d’y répondre. Accélérant le pas pour ne pas se laisser distancer avec ses petites jambes, Sirius tira son téléphone de son col et tapota dessus.

« Pourquoi Thorn ? » fit la voix électronique.

La question lui paraissait à la fois très bête et très importante.

« Pourquoi est-ce qu’on change de nom ? »

La voix de nature électronique le surprit, ce fut sans nul doute ce qui le fit s'arrêter. Et sa réflexion était pertinente.

Si Thorn ne releva pas l'usage d'un appareil externe pour émettre un son (il y avait de drôles de personnes par ici, ce n'était pas lui qui pouvait dire le contraire), il remarqua en revanche la réflexion que venait d'avoir le mini pousse (l'hôpital qui se foutait de la charité, cette réflexion, lui-même ne faisait qu'un mètre 65).

Les pseudonymes.

Pour le coup, il se trouvait bien gêné pour lui répondre, un brin confus. Alors que lui-même remettait en cause cette manie qui consistait à les renommer comme pour faire des hommes neufs à l'entrée de l'orphelinat, on lui posait la question ? Qu'était-il censé répondre à vrai dire ? Et s'il répondait quelque chose qui tendait légèrement du côté de Hook, n'irait-il pas tout rapport aux profs en allant leur poser une question totalement innocente ?

Il valait mieux sans doute mentir, du moins omettre de dire toutes l'amère vérité. Se mordre les lèvres et se conduire comme devant se conduire un enfant dans le haut du classement semblait être la meilleure idée.

« Pour devenir quelqu'un de nouveau. Si tu as vécu des choses dures avant, ça te permet de passer à autre chose. Ça et le psy. »

Il avait parlé du psy sans animosité aucune, d'ailleurs, il lui montrerait le bureau et le gosse aurait sûrement ses premières séances dans pas si longtemps que ça. Red était un bon psy, il ne méritait pas sa réputation sulfureuse. C'était même pas juste pour lui, ce qu'on disait dans l'établissement.

Le roux retourna la tête vers lui, vers ce bambin à part sorti de la couche-culotte de sa mère. Dans ses yeux, il n'y avait aucun mépris, au contraire. Il comprenait, tous avaient ces questions quand ils étaient arrivés ici.

« On t'a expliqué quoi en fait ? Juste que c'était un endroit pour les hauts potentiels ? »

Les mains dans ses poches, il attendait la réponse, bougonnant un peu. C'était fou, ils pouvaient même pas faire le sale boulot tous seuls, fallaient qu'ils confient ça à des élèves...