Le voyage avait été éprouvant et depuis le hublot de l'avion, Edgar trépignait d'impatience. Légèrement hyperactif, il avait posé ses pieds sur le haut du siège du passager devant et s'agitait désespéramment.
Il était seul, sa mère était partie une semaine plus tôt, sinon, il ne se serait permis un tel comportement. À sa tête était vissé un casque ancienne génération qui laissait filtrer une ancienne de techno russe un peu bizarre, d'ailleurs. Sa tête bougeait au rythme de la musique, ne réagissait plus à son voisin de gauche qui, d'ailleurs, avait choisi de faire comme s'il n'existait pas à partir de la curieuse expérience du repas :
« Vous pourriez fermer la bouche quand vous mangez ? », lui avait demandé l'homme à la cravate.
Quatre heures. C'était pourtant raisonnable. Quand ils atterriraient, avec le décalage de -3 heures, ce serait comme s'il en avait juste loupée une. La fatigue apparaîtrait alors.
Il ne savait pas trop ce qu'il s'était passé, mais il s'était retrouvé plaqué sur son siège et une douleur affreuse l'avait pris au niveau de la gorge : il avait mal. Il choisit de se taire pendant le reste du trajet, un peu trop effrayé pour avoir envie de signaler cet individu étrange.
Edgar n'avait pas dormi du trajet ; dormir avait toujours été un acte compliqué chez lui, alors dans cet avion, si proche d'autant d'inconnus, ce n'était absolument pas pour lui. Il avait enchaîné café sur café, était donc dans un état d'excitation assez peu enviable.
L'arrivée jusqu'à l'orphelinat fut relativement chaotique, suivie de plusieurs anecdotes qu'il aurait été trop long de raconter mais qui comprenaient la bande magnétique de son billet de train démagnétisé et de son forfait de téléphone qui ne passait pas en Angleterre. Un téléphone cassé plus tard, Edgar et ses valises se trouvait devant Prismes.
C'était un orphelinat impressionnant, ce fut la première pensée qu'il eut. Il se dit aussi que le job allait être « facile », contrairement à ses missions, suffirait de se la couler douce sur une chaise en demandant aux gosses de courir. La directrice des lieux fut bientôt avertie qu'il était arrivé, on lui montra où poser ses valises en attendant de les récupérer plus tard.
Un membre du personnel allait être désignée pour lui faire visiter l'orphelinat, en attendant celle qui se nommait Mercury lui expliqua que pour un souci d'intégration, on donnait un pseudonyme à chaque élève qui arrivait ici. Que pour les encourager, les professeurs étaient amenés à faire de même.
« Et vous ? Je sais que c'est soudain, mais avez-vous une idée ? », demanda Mercury. Il y pensa, mais c'était un nom bizarre, ça, un nom de planète, c'était peut-être révélateur quant à l'égo de la dame, à moins qu'elle ne soit fanne d'astrologie.
Edgar eut l'air de réfléchir, tout cela l'ennuyait prodigieusement, il voulait juste faire un tour le plus rapidement du monde et se laisser tomber dans le lit qui l'attendait à Cambridge.
Il était.
Tellement.
Fatigué.
Ses yeux le picotaient, les effets du café avait tendance à diminuer, il avait tendance à mélanger tout ce qu'elle lui disait, la vieille.
Un pseudonyme, choisir un pseudonyme.
« Eden. », dit-il. C'était sorti d'un coup, parce qu'il avait pensé à sa mère, à qui il n'avait pas pu annoncer qu'il avait atterri suite à son léger souci technologique, à la Bible sur sa table de chevet. « Ouais, Eden. »
Mercury sembla satisfaite, d'ailleurs, elle m'emmena jusqu'à une fille, une drôle de fille avec une coupe au carré et des talons qui la faisait paraître plus grande que lui de quelques centimètres à peine. Il aurait pas su dire de si elle était belle ou moche, il y voyait particulièrement flou.
« Hi. », fit-il ; le son vibra dans sa gorge fortement habituée à ne parler que quasiment russe. « Paraît que je suis Eden, enchanté. Tu me fais visiter ? »
La directrice avait rapidement salué la fille puis était repartie comme elle était venu, devait être occupée, celle-là.
Bordel, ils avaient pas de trucs à bouffer, par ici ?
Elle lisse une énième fois sa jupe courte, réajuste son col roulé. Gestes parasites répétés sans cesse, gestes dénués de toute importance. Elle remet ses cheveux en place, s’accroche à cette perfection superficielle, à ce besoin impérieux d’être irréprochable. L’angoisse monte, sentiment ordinaire.
Elle n’a aucune envie d’être là. Aucune envie de faire visiter prisme à un inconnu, nouveau professeur bon qu’à la juger, à voir l’imposture derrière le masque de confiance qu’elle s’impose sans relâche. Elle n’en a pas envie mais elle est là. Elle consent à la mission parce que c’est plus simple que de refuser. Plus simple que de devoir justifier le refus par la peur qui l’anime, par ce sentiment d’imposture qu’elle a d’être ici, à occuper une place dans cet endroit de malheur. Elle n’a aucune envie d’être là pourtant elle attend directrice et nouveau collègue.
Et son monde s’écroule.
Elle reconnaît ce gamin trop jeune, ce gamin trop petit, ce gamin qui s’aventure dans la cour des grands au risque de se brûler. Elle se revoit contempler son visage innocent, entouré de ces adultes qu’elle déteste, de ces adultes violents qui font verser du sang et les larmes des mères impuissantes. Elle se revoit demander à son père qui il est, bien après son départ, sans jamais avoir de réponses.
Devant elle se dresse le vestige d’une vie de privilèges qui la transporte dans les couloirs austères d’un manoir russe. Et aujourd’hui, le gamin porte un nom. Eden.
Et elle se répète encore et encore les mêmes mots. Ce n'est pas lui. Ce n'est pas lui qui a tué tes parents. Ce n'est pas lui le responsable. Ce n’est qu’un pion dans un système. Ce n'est pas lui qui a ôté leurs vies. Ce n'est pas lui qui a détruit la tienne.
Par sa simple présence, il brise son assurance. Elle lutte pour ne pas s’effondrer, elle lutte contre ce besoin vital de le fuir, lui qui la salue sans violence, lui dont la voix emprunte de sonorités russes la chamboule profondément. Reprend-toi Anastasya.
— Oui, suis-moi. Les mots s’échappent, sans qu’elle ne puisse les retenir. Ils s’échappent dans leur forme la plus pure, dans cette langue maternelle qui jaillit lorsqu’elle se noie dans un océan d’émotions. Moi c’est Fever d’ailleurs, je suis la bibliothécaire. Encore. Son cœur explose. L’espace d’un instant, elle oublie comment parler anglais. Tu es arrivé quand en fait ? Ses talons claquent le sol avec régularité, stricte mélodie qui lui permet de respirer.
S'il la reconnaît, sera-t-elle en danger ?
Question douloureuse. De son enfance subsiste cette peur de la mafia, cette peur à l’origine d’une fuite dans la grisaille britannique. Mais quelle place reste-t-il dans sa vie pour ce sentiment qu’elle a tant cherché à proscrire ? Elle refoule la crainte et la panique, la raison la pousse à se persuader qu’elle est en sécurité.
Envie de dormir, s'allonger sur une surface plane et fermer les yeux. Quelques minutes, quelques heures, quelques secondes, ce n'était pas comme s'il comptait faire la fine bouche. Il clignait des yeux un peu trop régulièrement pour être réellement dans un état correct, sans compter le fait qu'il avait oublié la moitié de ce que lui avait dit la directrice.
C'était quoi la spécificité des gosses, ici, déjà ?
Il reporta son attention sur la bibliothécaire – sacrément mignonne, d'ailleurs – pour froncer les sourcils, se rendant compte que ses mots étaient un peu trop communs, évidents. Il fronça ses sourcils, tentant de comprendre ce qui n'allait pas (ou bien ce qui allait un peu trop bien, il était crevé, il aurait dû se concentrer à mort avant de comprendre un seul de ses mots.) avant de comprendre, percuter.
« Du russe. », fit-il dans la même langue, qui était, il fallait l'avouer, tellement plus facile à maîtriser dans cet état. Cette fille bizarre avait au moins compris sa langue d'origine, il comptait bien en profiter, déjà lui demander où il pouvait bouffer et ensuite crécher – à moins qu'elle n'ait moyen de le ramener jusqu'à Cambridge, il pourrait bien dormir chez sa mère histoire de la rassurer un peu.
« Fever. », répéta-t-il comme si ces quelques mots d'anglais dans ce méli mélo de russe était soudainement incompréhensible. Ils avaient vraiment de drôles de surnoms, par ici, aussi se demanda-t-il si elle l'avait choisi. Elle avait le teint blanc, la mine de ceux qui avaient vu la mort, mais il ne le remarqua que pendant quelques secondes, il ne prit même pas le temps de se poser des questions.
Des questions d'ailleurs ? Non, Eden n'avait pas le temps, il voulait dormir, manger, boire.
« Donc tu es russe, toi aussi ? Je suis arrivé y'a cinq minutes, Mercury m'a montré les lieux, mais rapidement. Je meurs de fatigue, j'ai vraiment envie de m'allonger, ou de bouffer un poulet entier. Ou les deux. », elle n'avait aucun accent, elle parlait juste naturellement, donc elle était russe, à moins qu'elle ne soit naturellement douée en langues.
Ah, oui, des génies, il y avait des génies ici. Des gosses gâtées par la nature (ou pas, vu les circonstances d'arrivée de certains) dont il était censé s'occuper.
Être leur professeur de sport. Alors qu'il n'avait jamais mené aucun cours. Il eut un petit rire avant de se rendre compte que cela devait sonner bizarre, en face d'une fille brune, russe en plus, plutôt jolie, qui était tout juste à sa taille – ok, elle trichait, ses talons la faisaient paraître deux centimètres et demi plus grande !!!
Il rit donc, puis s'arrêta juste à temps.
« ...Tu veux boire un coup avec moi et tu me briefes sur tout ça ? », il montra rapidement l'orphelinat. « ...Ah, et mon accent, il est si évident ? »
Il ne la reconnaissait pas, pire, elle ne lui évoquait rien. Sa vie n'était donc pas en danger, et cela même même si la précédente phrase n'avait pas eu une négation.
Eden. Le nom se répète en boucle, le nom vient bousculer ce qui est établi, ses croyances et son assurance. Et le nom se fige, mélodie d’une ultime agonie. Le nom se fige comme elle fige ce visage nouveau, comme elle le superpose à celui de cet enfant perdu au milieu des grands.
Mais ils ne sont plus.
Elle n’est plus cette petite fille sage, cette petite fille curieuse qui a tant souhaité qu’il se lève, qu’il vienne l’écouter jouer, vienne lui parler. Elle n’est plus cette petite fille triste à l’idée que le mystérieux garçon choisisse le sang. Elle n’est plus cette petite fille. Elle est Fever depuis trop longtemps. Aujourd’hui, seuls les dossiers du bureau de Mercury attestent de l’existence d’Anastasya.
Et il n’est plus ce garçon inconnu, ce garçon donc elle ignore encore aujourd’hui tout des motivations. Ce garçon à qui elle aimerait demander ce qui brûle ses lèvres et anesthésie son cœur. Que faisais-tu chez moi ? Te rappelles-tu de mon père ? Sais-tu qu’il est mort ? Sais-tu qu’ils l’ont tué ?
Non, ils ne sont plus. De simples collègues, de simples compatriotes russes perdus dans la morosité de l’orphelinat. Leurs nouvelles identités exaspèrent par leur facilité. Et Fever se fait violence. Elle repousse avec excès les souvenirs, elle les enchaîne au fond de sa mémoire, à leur place, là où ils ne peuvent l’ébranler.
Ils ne sont que de simples inconnus, des étrangers. Il ne la reconnaît pas, et son cœur explose. De joie, de la satisfaction de se savoir en sécurité. De tristesse, renvoyée à l’insignifiance de son existence. Ils n’ont pas eu la délicatesse de lui ôter la vie, ils l’ont juste privée des siens, de ses repères. Et ils ne le reconnaissent pas. Sauf qu’il n’est pas eux.
— Bien sûr que je suis russe, je crois que ça s’entend suffisamment pour ne pas en douter. Elle contemple sans complexe ce visage, elle le fige en elle pour se prouver qu’elle ne rêve pas. Elle voit les cernes et la fatigue, elle voit la faiblesse de celui qui doit se reposer. Et Mercury ne s’est pas dit que visites et présentations pouvaient attendre demain, évidemment.
Bienvenue à prisme, là où les besoins sont gommés, là où privation et sacrifice deviennent religion. Sans un mot, elle change de direction, elle se laisse guider vers la bibliothèque et son atmosphère rassurante. Peu importe les bureaux, les locaux sportifs et leur odeur nauséabonde, car tout cela peut attendre, car tout cela sera encore là demain.
Le rire la stoppe presque. L’espace d’un instant, elle craint qu’il la reconnaisse, qu’il sache. Elle respire, se raccroche à l’évidence : elle n’est rien pour elle, elle n’est rien d’autre qu’une bibliothécaire russe, une collègue comme une autre. Peut-être est-il fou ? Peut-être la fatigue a-t-elle raison de lui ? Ou peut-être simplement que le reste du monde n’est pas comme elle, le reste du monde ne fait pas du contrôle absolu son but ultime.
— J’ai suffisamment de gâteaux pour tenir un siège dans mon bureau. Et du café, beaucoup de café. Porte ouverte, elle le fait entrer dans la bibliothèque, où le silence règne en maître. Elle le fait entrer et ne s'attarde pas, elle file dans son bureau trop petit, trop en bordel pour chercher de quoi boire, de quoi manger. Ça te va ? Crois-moi quand je te dis que tu n’as aucune envie d’aller aux cuisines ou à la cantine à une heure pareille. Aucune envie de s’exposer aux bruits, aux chamailleries des plus jeunes et à la curiosité des plus vieux.
Par sa simple présence, il la rend vulnérable. Et pourtant, elle donnerait tout à cet instant pour quelques minutes de plus en sa présence. Elle donnerait tout pour découvrir cet écho de ceux qui lui ont fait tant de mal, pour bâtir un mur symbolique entre lui et le garçon épié dans l’entrebâillement d’une porte d’un vieux manoir russe.
— Il l’est. Mais ne le gomme pas, s’il te plaît. Sa propre demande la déconcerte. Elle réalise avec honte à quel point cet accent la berce, à quel point il fait renaître en elle un peu de joie et beaucoup de chaleur. Et égoïstement, elle n’a pas envie qu’il disparaisse. Elle refuse qu’il fasse comme elle, qu’il gomme cette douce particularité par facilité, pour rentrer dans un moule qui ne leur sied pas et qui explose à la moindre contrariété. Il te va bien. Enfin, je suppose. Je préfère t’entendre parler russe. Plus simple, plus brut, plus vrai, la langue maternelle reflète ce qu’elle est, ce qu’ils sont.
Et pendant tout ce temps là, Eden ne se doutait point de la torture que sa vue inspirait à Fever.
Pire, il considérait juste sa propre faim, son propre manque de sommeil comme des maux suffisants pour être prioritaires sur n'importe quoi.
Et franchement, des gâteaux et des sucreries dans le bureau de cette fille, ça ne l'intéressait pas beaucoup, il était plutôt du genre plats en sauce, avec pas mal de viande (et plus elle avait mijoté, mieux c'était), aller à la cantine serait peut-être épuisant, certes, mais il ne pensait pas être plus crevé qu'il ne l'était déjà, surtout si Fever le forçait à faire le tour des lieux.
Déjà, il peina à comprendre de qui elle parlait lorsqu'elle évoquait le nom de Mercury, et puis se dit finalement que c'était évidemment le pseudonyme de l'autre dame bizarre qui l'avait accueilli à l'instant. Si elle avait pu avoir un animal totem, cette femme, ça aurait probablement été le corbeau, mais à ce moment, son cerveau en fort manque de sommeil se dit qu'il ne s'agissait d'une interprétation due au fait qu'il avait passé un grand portail où l'oiseau trônait en commandant.
« Alors non. Je déteste le sucré. », se laisser commander, c'était vraiment pas son style, aussi força-t-il sa langue à se donner des accents rudes, secs, puissants, comme le faisaient les mafieux. « Si Mercury s'est dit que je devais visiter, j'pense que le réfectoire fait partie de ladite visite, j'pense pas que ça pose problème que je pique une assiette, j'pense. Pis ça te permettra de me briefer sur les cas sensibles, non ? En russe, ces chères têtes blondes comprendront sûrement pas. »
S'il n'avait pas été si fatigué, il aurait été presque à l'aise, là, dans son élément, à commander une femme dans une langue qui était la sienne. D'ailleurs, ses petits conseils sur l'accent qu'il devait garder, il se contenta de les chasser d'un geste de la main. La langue russe, il ne l'affectionnait pas beaucoup, enfin, ceci dit, si ça lui permettait de ramener des jolies jeunes filles dans son lit, il le garderait sûrement.
Enfin ce n'était pas comme s'il arrivait à s'en débarrasser de base.
Soupirant, le nouvellement baptisé Eden se frotta les yeux, tentant d'y voir clair dans cet endroit de désaxé, d'en comprendre les enjeux et de voir comment il pouvait composer avec sa vie, ici, en Angleterre.
Des gouttes commencèrent à marteler les fenêtres et l'homme grimaça. Aucun doute qu'il devrait faire le chemin inverse à pied, sous la pluie et que même s'il appelait un taxi, il finirait complètement trempé à l'intérieur.
En somme toute, ses préoccupations étaient très différentes de celles de Fever. Aucune idée du traumatisme qu'elle revivait, du père qu'elle regrettait, lui, la mort, il ne la revivait que dans ses rêves les plus sombres, en témoignaient les imposantes cernes qu'il arborait.
Voulant se donner un air de (petit) loubard, Eden mit les mains dans ses poches.
« Bon, tu me montres où il est, ce réfectoire, que je graille un brin et qu'on en finisse vite ? »
Tout dans cette rencontre n’est que violence absolue. Il y a une réalité trop familière chez ce garçon, une réalité qui dépasse les simples sonorités d’une langue commune. Une réalité qu’elle assimile directement, à l’instant où il referme la bouche, à l’instant où les poignards imaginaires s’enfoncent dans sa poitrine.
Il lui fait penser à son père.
Il lui fait penser à son père, à son oncle, à ces cousins et tous ces camarades qui occupent la maison. Il n’est que le reflet imparfait de ces mafieux russes qui traumatisent son enfance, et qui dix ans après continuent d’occuper ses nuits.
Et Fever reste debout, elle se fait violence. Ne pas flancher, ne pas s’effondrer. Elle n’est plus cette enfant qui se brise confrontée à la mort, cette enfant qui dont les pleurs sont encore aujourd’hui un élément de honte viscérale. Elle est morte l’enfant qui regrette de ne pas pouvoir assister aux funérailles, morte celle qui veut contempler le corps inerte des géniteurs et réciter l’oraison funèbre de sa douce voix. Trop risquée, trop exposée, ils lui ont volé le droit de dire adieu, de prier une ultime fois avec eux, pour eux.
La mafia prend tout. La vie, L’espoir, L’innocence, Tout.
Et Fever reste forte, devant lui. Elle reste forte, pour elle, et uniquement elle. Plus de dix ans après, le gamin continue ce simulacre de mafieux. Du haut de son mètre soixante, il croit bon de se donner des airs de gros dur. Et juste pour ça, elle le déteste. Juste pour ça, elle a envie de le voir souffrir.
Il y a une réalité tropfamilière chez ce garçon, une expression qui la dépossède de ses droits, de son être. Il aurait pu ponctuer sa phrase par un femme, la rabaissant fatalement à sa condition supposée plus faible, il n’y aurait pas la moindre différence. Elle entend dans ce ton brusque les non-dits, la réalité beaucoup plus large qui préexiste. L’espace d’un instant, elle est tentée de lui laisser ce fameux bénéfice du doute. Elle réalise que la fatigue et la faim n’aide pas, qu’elles transforment les hommes en les plus abjectes des créatures. Dommage pour le beau Eden, elle ne fait plus dans le pardon depuis si longtemps.
— Tu sais quoi ? Tu as raison. Son expression est plus dure. Là où Fever aurait pu paraître avenante quelques minutes plus tôt, il ne reste que la coquille vide au cœur de pierre. Mercury serait très déçue si je faisais mal mon travail, et il serait complètement stupide de chercher à décevoir notre très chère directrice. Je t’amène au réfectoire.
Le sourire qu’elle lui adresse n’est que mensonge. Il est stupide de croire qu’elle l’écoute, qu’elle compte le diriger vers le réfectoire sans de nombreux détours, sans lui présenter le coin médical, la salle commune, et peut-être même les laboratoires d’art et de chimie. Si elle doit lui offrir la possibilité de se nourrir, c’est lorsqu’il sera à bout. Elle accepte avec indifférence la tournure malsaine que prennent les évènements. Elle n’a rien à se reprocher, il est coupable de tous les maux, lui et la réalité qu’il représente.
— Je te le montre, parce que c’est important et sur le chemin, mais ici se trouve la salle des professeurs. Après un arrêt au coin infirmerie, d’un grand intérêt pour un professeur de sport paraît-il, elle a finalement choisi le coin administratif. Nous sommes également pas loin du classement. Tu pourras souvent y voir un attroupement de gamins accro au système.
Son ton est dur, sa voix ne tremble plus. Il y a quelques années, c’est elle qui se précipite chaque semaine ici, pour ça sa faute. Leur faute.
— Oh, tu dois absolument voir l’espace art. Tu ne peux pas rater ça. Elle ouvre la porte, simulant un intérêt très relatif pour ce qu’il y a de l’autre côté. Bon, c’est pas très parlant à cette heure-ci. Mais tu comprends, tout le monde doit être en train de se régaler au réfectoire.
Il y a de l’insolence dans sa voix, de l’insolence dans son regard. Et Fever en est fière, elle qui se targue à longueur de temps d’être mature, elle qui cherche habituellement à gommer l’indiscipline de l’enfance.
Espoir rompu quant à la non longueur de cette visite inutile.
N'était-ce pas comme s'ils avaient tout le temps devant eux ?
Dès lors, le préjugé était ancré profondément dans son imaginaire : Fever était chiante. Chiante et directive. Il était sur le point de lui dire de se calmer un peu, mais déjà, elle l'emmenait à travers un dédale de couloir et de salles toutes aussi mornes les unes que les autres.
L'odeur de la nourriture flottait dans les airs, on entendait les rires étouffés des enfants. Parfois, Edgar dodelinait de la tête avant de se reprendre soudainement en entendant une sonorité russe sortie de la bouche de sa tortionnaire. L'infirmerie, le bureau de la directrice, le classement, tout cela glissait sur lui comme si c'était de la sauce sans goût, juste des mots qu'il ne comprenait pas. Il était fatigué, il ne sentait plus ses jambes et ses paupières étaient en train de papillonner.
Néanmoins, il n'allait pas s'abaisser à supplier, à demander une reddition. Il savait, il en était sûr, que cette fille faisait exprès, il était impossible de ne pas voir ses cernes, son allure de zombie et le fait qu'il avait mis les mains dans ses poches pour se convaincre d'avancer un peu plus vite. Il n'avait rien retenu des bâtiments ou de leur composition et si elle lui posait des questions sur les pièces précédemment visitées, il aurait bien été capable de se perdre dans l'orphelinat.
Elle l'emmerdait, mais il n'avait pas envie de se battre. Il voulait juste dormir, éventuellement manger ou boire. Enlever ses chaussures pour écraser sa tête contre un oreiller moelleux. C'était un orphelinat ici, non ? Avec un peu de chance, étant donné son niveau de fatigue, il pourrait même squatter une des chambres pour s'adonner à un sommeil bien réparateur. Il ne rêvait qu'à ça, voyant à peine où Fever le menait. D'ailleurs, lorsqu'elle s'arrêta, enfin, l'homme se la prit. Ça le réveilla un bon coup, il grogna, ouvrit les yeux.
N'avaient-ils toujours pas fini ? Il n'osait même pas poser la question, il savait que Fever le maltraiterait, l'enverrait courir, le traînerait encore pendant des heures.
« C'est bon, t'as fini ? », sa voix était lente et sèche. Le genre de voix de ceux qui en avaient marre, qui étaient épuisés, qui voulaient dormir. Il ne comptait pas demander à Fever s'il pouvait dormir ici, ça, il s'en assurerait s'il croisait un mec au détour d'un couloir. Non, lui demander quelque chose lui paraissait désormais une très mauvaise idée.
La graine de la dispute commençait à pousser, elle était actuellement frêle, mais elle commençait à germer. Ses racines s'ancraient profondément dans le sol, mais, tandis que les fleurs n'étaient pas encore apparues, tous deux tentaient de faire bonne figure, comme si tout ceci n'était qu'un quiproquo.
Deux mondes totalement différents entrant en contact et entrant en collision.
D'ailleurs, il reprit la parole en anglais, faisant rupture avec leur précédente conversation, parce qu'elle l'emmerdait et qu'il voulait la stopper.
« Bon, j'crois que c'est suffisant là. On bouffe. Je saurais retrouver le bureau de Mercury et je pense pas qu'elle veuille que je clamse dans un couloir à mourir de faim. Grouille-toi. », il faillit faire échapper un « putain » très grossier, se retint à temps même s'il le pensa avec force.
Elle était presque jolie, c'était vraiment dommage. En plus, elle parlait russe, avait même l'air de venir du pays.
Il ne suffit que d’un choc, d’un simple contact physique, de son corps qui rentre en collision avec le sien, pour que son cœur s’affole. Il ne suffit que d’un rapprochement accidentel pour qu’elle réalise l’étendue de sa bêtise, pour qu’elle se rappelle qu’il est réel. Qu’il existe.
Eden est là, vestige d’un passé qu’elle ne peut plus taire. Gamine, ce même visage l’a obsédée. Gamine elle aurait voulu l’aider, lui conseiller de fuir les hommes mauvais, de rechercher l’avenir dans le bien commun et non dans l’enrichissement personnel. Gamine, elle aurait souhaité le mettre en garde contre cette mafia qui n’a que faire des pions sur l’échiquier, cette mafia qui n’aurait aucun scrupule à le sacrifier.
Elle retient un sourire triste comme elle retient de lui demander quelles horreurs ont rythmé sa vie depuis ce jour où elle l’a aperçu chez elle. Fever a peur, peur qu’il se rappelle, et elle préfère taire les questions. Aujourd’hui, elle n’est qu’une simple bibliothécaire.
Aux minutes de silences succède les critiques. Mais qu’est-ce qui la dérange le plus ? Le machisme décomplexé et culturel d’une société révoltante qui s’infiltre dans chaque phrase prononcée par le nouveau professeur, ou l’absence de considération, cette douloureuse absence de reconnaissance pour ce qu’elle a été. Elle a envie de hurler. De le frapper. De Pleurer.
Il n’y a plus de réconfort à prisme, si un jour seulement il y en a eu. Backup est parti, et le monde lui semble d’une médiocrité sans nom. Personne n’est à la hauteur, les autres ne sont que de piètres substitutions. Et elle se renferme, elle côtoie la solitude, car personne ne pourra égaler cet ami.
— Oui, Eden, nous y allons, mais uniquement parce que tu donnes l’impression de mourir sur place, et que je n’ai aucune envie d’avoir un cadavre sur les bras. Du russe. Elle balaye l’anglais d’un geste de la main. Trop énervée, à fleur de peau, elle oublie tout de l’enchaînement des mots dans cette langue étrangère. Si tu ne voulais pas avoir le droit à une visite aussi longue, tu n’avais simplement qu’à mieux me parler.
Ses pas prennent enfin le chemin de la cantine, et elle a l’impression de se diriger vers la porte des enfers. De l’autre côté, des élèves en pagaille ; et certains qui la connaissent, qui se rappellent de la Fever élève, obsédée du classement, de la personne cruelle qu’elle a pu être.
— Une dernière chose. Je n’ai pas quitté la Russie pour entendre des gros lourds me parler comme s’ils me sont supérieurs. Donc tes ordres, tu les gardes pour toi, ou pour tes élèves.
Elle soupire, lisse de nouveau sa jupe, réajuste son col roulé, remet en place ses cheveux avant d’entrer dans la pièce éclairée. Elle fuit depuis trop longtemps la cantine et le capharnaüm qui y règne en maître à l’heure des repas. Elle ignore les regards, les regards posés sur elle, posés sur eux. Les regards des anciens, de ceux qui la connaissent, les regards qui sont comme des flèches cherchant la faille dans son bouclier. Les regards des nouveaux, d’enfants
— Les cuisines sont par là. Allons te chercher à manger, qu’on en finisse. Elle hésite à l’abandonner ici, au milieu des enfants indiscrets, au milieu du bruit. Elle hésite et pourtant il ne lui faut que quelques minutes pour se retrouver assise face à lui et son plateau repas. Je ne te souhaite pas bon appétit, parce que je suis bien loin de le penser.
Mourir sur place, elle ironisait, mais c'était vraiment ce qui était en train de se passer. Sa tête qui le heurtait, sa main qui passait maintes fois sur ses cheveux (mouillés de sueur) réalisant qu'il aimait de moins en moins cette nana, qu'il avait juste envie de la fracasser contre un mur, de l'insulter en russe et de lui demander pourquoi elle le faisait autant chier.
Non, Eden ne comprenait pas ce qu'il avait fait de mal. Pour lui, c'était simple, la réponse c'était « rien ». Il ne comprenait pas cette pourtant compatriote qui s'amusait à le traîner sur des mètres et des mètres dans des couloirs étouffants, il ne comprenait pas ce putain d'orphelinat.
Il aurait voulu la frapper pour la faire réaliser de sa connerie, mais ils se trouvaient dans un lieu public, qui de plus est fréquenté par des enfants, alors il était évident qu'il ne pouvait pas, il n'en était même pas question.
Avec un soulagement certain, Edgar accueillit la nouveau de leur prochaine collation. Avec un peu moins de mauvais grâce, il suivit la bibliothécaire, n'ajoutant pas un mot jusqu'à ce qu'il rejoignent le réfectoire.
Il y eut alors un drôle d'effet, un peu comme celui quand vous sortez la tête enfin de l'eau, comme un trop plein de bruits agressifs. L'orphelinat semblait si vide et soudainement, il prit pleinement conscience de l'endroit dans lequel il était. Ce n'était ni une maison hantée ou un endroit où les gosses auraient été en vacances pour la semaine mais un lieu bien vivant. Le bruit était bien là, les lumières étaient éblouissantes. Il surprenait déjà sur sa gueule quelques regards, et il entendit très distinctement un « y'a un nouvel élève ? » qui le fit grimacer.
Regardant un peu ces gamins comme s'il tentait déjà de les évaluer, il distingua très clairement des petits, puis des grands, parlant de manière plus ou moins agitée. Non loin de là, il y avait un petit gars qui en suivait fiévreusement un autre à béquilles, et quelques spécimens si dark qui, dans quelques années, pourraient devenir ces beaux gosses du dimanche soir séduisant toutes les filles à la ronde. S'il aurait pu s'en amuser, Eden ne le fit pas, il avait trop mal à la tête. L'un d'entre eux se rapprocha même de lui pour lui demander son nom, ce à quoi le russe répondit vaguement par un « tsk, ta gueule, dégage le môme. » peu gracieux, en anglais cette fois, avant de suivre Fever jusqu'aux cuisines où régnait une atmosphère moins...intense.
Par pitié, ne lui dites pas qu'il devrait y retourner dès qu'ils auraient pris leur repas ? Que Fever ne le ferait pas s'installer au plein milieu des gosses, même si quelque chose lui murmurait qu'elle en serait tout à fait capable.
Il fallait croire qu'il n'avait pas été assez rapide car cet aller retour en cuisines n'avait duré que peu de temps et que, déjà, ils étaient de retour dans le réfectoire de l'enfer. Sur la droite, une bataille de flan semblait avoir commencé mais Eden ne s'en soucia guère, il était bien trop fatigué et concentré sur son bout de poulet.
« T'es pas trop sympa j'trouve. », sortit-il la bouche pleine. « J'viens d'arriver, je suis claqué et tu m'emmerdes à mort. »
La viande était bonne, c'était au moins ça, il la trempa dans ce qui semblait être de la sauce. Ses doigts étaient sales, gras.
« J'voulais pas te donner des ordres, meuf, j'suis juste fatigué. Fa-ti-gué, t'entends ? Bref. Repartons sur de bonnes bases. C'est con qu'ils n'aient pas de bière, au moins pour les profs. Ou de vodka, p'tain. J'ai une envie folle de me murger la gueule », baragouina-t-il en russe à nouveau. « Et de dormir. Bref. Les collègues sont sympas ? »
La situation lui échappe. Eden mange, ensuite il va dormir. Eden mange, puis il va partir. Il va laisser Fever seule ; l’abandonner à ses peurs, la laisser s’effondrer silencieusement dans un coin. Et elle ne dit rien, elle se concentre sur sa respiration. Cette rencontre mouvementée arrive à sa fin et chaque parcelle de son corps lui ordonne de rester, de trouver le moyen de faire durer ces retrouvailles quelques minutes ou quelques heures de plus. De découvrir un peu plus qui se cache derrière ce garçon.
Elle a envie de le secouer, de l’interroger sur lui, sur la mafia. Elle ressent ce besoin vital de tout savoir, du jour où elle l’a aperçu pour la première fois à cette rencontre imprévue dans l’orphelinat qui l’a vu grandir. Sa curiosité est légendaire. Elle lutte contre elle-même pour taire les questions qui lui brûlent les lèvres. Elle a envie de pleurer, aussi.
Mais dans cette cantine bruyante, elle ne peut pas craquer. Dans cette cantine, entourée de tous ceux qu’elle déteste, de tous ceux qui l’ont vu si forte, après Autumn, après Backup, comment pourrait-elle se permettre de faire preuve de faiblesse ? De détruire le mythe qu’elle a mis tant d’années à construire ? De montrer au monde qu’elle n’est pas qu’une garce au cœur de pierre ? De laisser se fissurer son bouclier.
Grimace de dégoût. Seul le mépris transparaît sur son visage alors qu’elle l’observe manger. Seul le mépris subsiste pour ce visage d’ange qui se goinfre comme un véritable porc. Et de nouveau, elle se retrouve confronter à cette réalité trop familière, aux souvenirs de ces hommes brutaux jusqu’à dans leur façon de manger. Et elle aimerait ressentir des choses moins fortes, que le russe la laisse insensible. Mais elle n’y arrive pas.
— Je ne suis pas une fille sympa, Eden. Sa voix est presque traînante, elle se veut distante. Je te conseille de le retenir, tu t’épargneras bien des mauvaises surprises.
Fever est perdue. Elle oscille entre sa volonté d’être gentille et son besoin de le faire souffrir. Fever est perdue car elle ne sait qu’aimer ou détester. Il n’y a pas d’entre deux.
Repartons sur de bonnes bases. Une simple phrase et son cœur explose en mille morceaux. Une simple phrase et elle revoie son précepteur dans cet avion bruyant, son précepteur qui lui vente les mérites d’un nouveau départ, qui lui dit d’oublier son passé pour embrasser son avenir. Une simple phrase et elle réalise la douleur que sera son avenir comme collègue d’Eden.
— Très bien. Repartons sur de bonnes bases. Mais fais attention à ton langage. Elle croise les bras, agacée. Elle aussi rêve de vodka, de cet alcool aux brûlures magiques qui consume les souvenirs. M’en parle pas, je donnerai tout pour un verre là.
Elle repense à cette bouteille cachée dans son bureau, celle qui existe pour les jours trop durs à supporter, pour les semaines trop longues. Elle repense à cette bouteille qu’elle boit avec honte, cette bouteille témoin de son échec à survivre seule au quotidien. Et pendant un instant, elle s’imagine la partager avec lui. Comme elle partagerait avec un ami. Mais il ne l’est pas.
Une nouvelle imprévue interrompt le cours de ses pensées. Sa mère se présente à l’accueil et il doit partir. Sa mère se présente et rappelle à Fever qu’elle n’en a plus, et qu’ils ne sont pas égaux. Et son cerveau déconnecte, il se protège de la douleur. Son cerveau déconnecte assez pour qu’elle se voit accepter une proposition stupide et qu’elle se retrouve dans une voiture qui l’amène à toute vitesse vers Cambrige.
Il ne savait absolument pas comment il avait pu trouver cette fille cool, amusante ou même sympathique. Depuis qu'elle l'avait prématurément et voulu sa mort de manière pas accidentelle du tout, Eden lui en voulait. Plus que cela, il était sur ses gardes, prêtait attention à différents faits : tout d'abord si elle ne faisait pas discrètement le tour de sa taille pour aller lui planter un couteau dans le dos, puis le remuer avec toute l'assurance dont elle serait capable.
Il le savait, c'était ce genre de femme, et d'ailleurs, il pensait à cela alors même qu'elle était en train de lui ordonner (oui à lui) de ne pas dire de grossieretés en plein réfectoire, probablement parce que de petites oreilles risquaient de l'imiter. Eden, d'humeur lasse, regarda autour de lui pour voir des visages pas si innocents que cela, deux ou trois gamins en train d'en bizuter d'autres, bref, des comportements qui étaient tout sauf angéliques.
Un léger rire s'échappa de sa bouche, mais il ne fit rien, n'agit guerre, finissant tranquillement son assiette comme s'il n'avait rien vu.
Après tout, il n'était pas déjà en fonctions, si ?
Fever semblait pressée de partir, comme si elle n'appréciait pas sa compagnie, elle qui avait tellement insisté pour lui faire visiter si longuement le bâtiment. Il l'avait regardé avec ce drôle d'air qu'il avait, puis s'était levé pour la suivre jusqu'à l'entrée de l'orphelinat, un peu dans les nuages, comme si après avoir mangé ses paupières papillonnaient.
Plus pour longtemps lorsqu'ils tombèrent sur sa mère.
Il ne se souvenait plus lui avoir donné l'adresse de Prisme, à elle, enfin il ne devait pas penser que c'était dangereux. Il vit le regard de sa mère, son sourire lorsqu'elle aperçut Fever et l'invitation qu'elle lui prêta à venir boire le thé chez elle.
Sa mère était quelqu'un de vivace et de bonne humeur. C'était une personne bien qui s'était métamorphosé depuis qu'il avait quitté toute forme de job louche. Elle semblait heureuse, mais lui était gêné qu'on embarque Fever comme ça. Même si elle était fort contente de voir une nouvelle compatriote.
Il avait suffi de ça pour que, quelques minutes plus tard, il soit embarqué dans la voiture de sa mère, Fever à côté de lui, comme deux enfants qu'on ramenait de l'école. L'ambiance y régnait était tout sauf propice à se mettre à l'aise et si Edgar n'avait pas été aussi fatigué, il aurait gueulé à sa mère de laisser Fever sur le trottoir, qu'il la verrait assez à l'orphelinat.
La fatigue le matraquait.
Le laissait captif de ses sens jusqu'à l'évanouissement complet. Alors qu'il était sur le point de faire une remarque à l'une des deux, ses yeux se fermèrent tout doucement.
Sa tête. Glissa. Sur l'épaule. De Fever.
Il semblait heureux de dormir, à ce moment-là, qu'il ne s'en aperçut même pas. Seule la voix maternelle le réveilla, une fois qu'ils furent arrivés à destination, donc dans un petit hameau à l'extérieur de Cambridge, où elle louait une petite maison si différente de la tour où ils vivaient en Russie.
« Edgar, réveille-toi ! Excusez-le, je crois qu'il avait bien sommeil ! »
Ledit Edgar grogna, se tenant le front, releva sa tête en essuyant la bave qui avait pu couler, jetant un regard gêné à Fever.
Comme s'il connaissait les lieux, il prit le devant, franchissant le portail, les attendant elles, toutes les deux. Mais déjà, sa mère faisait exprès de papoter avec Fever, il ne put donc pas entendre le :
« Edgar a toujours été un garçon très solitaire, un peu ronchon. Il n'a pas beaucoup d'amis fiables, j'espère que vous vous entendrez bien ? Vous enseignez dans cet établissement aussi ? Vous pourrez l'aider ? »
Elle n’a jamais pensé à sa mère. Jamais pensé que derrière ce petit garçon perdu au milieu des malfrats se cache une femme aussi lumineuse. Jamais pensé qu’une personne aimante puisse être présente pour celui qui s’engage dans la voie du mal.
Son expérience d’orpheline conditionne le premier niveau de ses réflexions et elle s’interroge silencieusement en suivant cette mère et son fils. Elle ne l’a jamais imaginé orphelin non plus. Aujourd’hui, ou plus de dix ans avant, elle a simplement omis de se questionner sur son cadre familial.
Et que pense cette femme de l’engagement de son fils dans la mafia ? De cet engagement qui conduit un adolescent dans les salons de manoirs austères, de cet engagement supposé passé qui fait de lui son nouveau collègue. De cet engagement réel comme l’atteste les souvenirs précis qu’elle conserve de cette époque.
Est-elle au courant ? Est-elle soulagée de le voir aujourd’hui dispenser des cours de sports pour des gamins à l’avenir tout tracé ? Et les questions ne sont qu’esquisse dans son cerveau embrumé, une esquisse qu’elle n’envisage pas de concrétiser. Ces questions ne franchiront jamais ses lèvres. Elle ne peut prendre le risque de s’exposer, annoncer sa réelle identité maintenant qu’ils quittent la sécurité de l’orphelinat.
Débute alors une nouvelle obsession pour ce garçon. Une obsession qu’elle tente de chasser. Une obsession qu’elle tente de noyer. D’asphyxier. Sans succès.
Inconsciemment, elle repense à sa propre mère. Elle repense à cette femme qui lui a donné la vie, cette femme qu’elle revoit frémir face aux hommes dangereux qui font de son foyer leur royaume, cette femme qui craint chaque jour un peu plus que cette fille unique perde sa douceur face aux mauvaises fréquentations. Elle repense à cette mère qu’elle oublie chaque jour un peu plus, cette mère qui est peut-être mieux morte, cette mère qui ne supporterait sa petite Anastasya au cœur de pierre, qui n’aurait toléré qu’elle préfère la lutte aux loisirs subsidiaire. Elle repense à cette mère pour laquelle elle ne ressent rien.
— C’est très gentil à vous de m’inviter madame. Elle lui adresse ce sourire d’enfant parfait, celui qu’elle maîtrise depuis qu’elle est enfant pour ne pas faire honte aux parents, pour prouver au monde entier qu’elle est bien élevée.
Elle lui adresse ce sourire qui ne veut rien dire, mais qui existe dans cette voiture qui roule en direction de l’inconnu. Elle lui adresse ce sourire alors que Eden reste silencieux, peut-être trop fatigué, abruti par toute cette nourriture ingurgité, par ces heures de voyage et cette visite trop longue. Alors que Eden s’endort. Alors que Eden s’endort sur son épaule.
Et Fever est perdue. Désemparée par ce contact presque familier de celui qu’elle devrait détester pour ce qu’il représente, désorientée par cette situation inattendue où elle forme avec son obsession de petite fille une scène déconcertante.
Elle se souvient qu’elle l’a trouvé beau. Alors elle rejette la gêne au loin pour se permettre de l’observer du coin de l’œil, pour découvrir ce visage adulte, fatigué par une vie qui ne doit pas être simple. Elle rejette la gêne pour profiter de ces instants accidentels. Elle la rejette car elle tient sans doute sa seule occasion de le voir dormir, sa seule occasion de contempler ce visage apaisé. Eden a vieilli.
Et elle le trouve toujours aussi beau.
L’arrivée dans ce hameau sonne la fin de cette contemplation dangereuse. Et Fever choisit d’observer le quartier quand la mère réveille son fils. Elle choisit la facilité, se contentant d’échanger un regard gêné avec le concerné. Avec Edgar. Et elle n’est pas sûre de comprendre ce prénom, pas sûre de comprendre l’absence de sonorité russe. Pas sûre d’être prête à réellement connaître sa véritable identité. Pas sûre d’avoir la force de ne pas s’effondrer face à Edgar.
— Oh, je ne suis pas professeure, juste bibliothécaire. Cette mère est trop aimante et Fever se retrouve troublée par cette question à laquelle elle n’a jamais été confrontée. Rassurez-vous, je vais bien prendre soin de votre fils. Et encore une fois, son regard reste fixé sur Eden qui les attend à la porte. Je sens qu’on va devenir inséparables, lui et moi.
Et le sourire qu’elle lui adresse est peut-être plus sincère cette fois-ci. Fever se demande toujours pourquoi elle est là, pourquoi elle a suivi Eden dans ces retrouvailles avec sa mère. Elle regrette la curiosité malsaine dont elle fait preuve, cette curiosité qui l’empêche de respecter l’intimité de son collègue, qui la pousse à entrer dans cette maison. Et l’orpheline observe les murs, elle qui a oublié depuis bien longtemps ce que ça fait d’avoir un foyer. Elle lisse sa jupe par réflexe. Dans ce petit hameau, la grisaille anglaise paraît presque respirable.
— Ta mère est très gentille. Elle déteste énoncer des vérités. Et pourtant, seule avec Eden dans ce salon, elle ne sait plus quoi lui dire, incapable de lui lancer la moindre méchanceté sans avoir l’impression de trahir cette femme. Ses yeux font des allers-retours entre les murs et la porte, espérant qu’une mère qui n’est pas la sienne vienne la sauver de la gêne.
Difficile de révéler l'entièreté des sentiments qui couraient dans le cœur d'Edgar au moment même où Fever rencontrait sa même. Sans doute de l'anxiété, la peur du danger, aussi de l'inconscience.
Nous étions à une époque où Eden avait à peine cerné Fever et même s'il distinguait en elle une certaine haine de l'avoir traîné tout du long de ces couloirs en sachant à quel point il était fatigué, Edgar aurait été bien loin de catégoriser cette femme étrange, de la définir et de découvrir ses pires côtés.
Encore plus loin de comprendre qu'il lui partagerait un jour sa couche.
Devant sa mère, la langue de Fever se faisait acérée, précieuse et enchanteresse. On aurait dit un serpent qui hypnotisait doucement sa proie en la désarmant, il faillit en réponse à plusieurs de ses phrases la renvoyer chier plusieurs fois, mais devant le regard de sa mère.
Si heureuse de voir qu'il avait ramené quelqu'un à la maison.
À penser qu'il allait être heureux. Ou en paix, enfin, il se retint.
Sa mère avait tellement souffert en Russie, il n'avait plus 15 ans pour se permettre des phrases indélicates sans se soucier des conséquences.
De penser qu'elle était en train de mentir ou de lui préparer tout un programme pour minutieusement le faire chier, ces prochaines années, ça devenait agaçant. Chiant. Patiemment, le nouvellement baptisé Eden attendit que sa mère ne parte en cuisine. Telle qu'il la connaissait, elle avait sûrement bidouillé plus de plats russes que la moyenne et même s'ils avaient déjà mangé, ils étaient bon pour être engraissés jusqu'à ce que mort s'en suive.
Eden aurait pu glisser à Fever un : « Les mères, tu sais ce que c'est », mais il ne le fit pas, tout d'abord parce qu'il se fit la réflexion qu'il ne connaissait pas Fever, et principalement parce qu'il n'avait pas la moindre affinité avec elle.
« Ouais, t'as raison, elle est gentille. Trop. C'est sûrement pour ça qu'elle ose pas te demander de te barrer. »
Chassez le naturel, il revient au galop.
Et Eden était remonté contre cette fille qui s'était incrustée dans sa voiture, dans sa vie familiale alors qu'il ne la connaissait que depuis une heure max et qui s'était fortement montrée désagréable avec elle.
Et pourtant, c'était comme s'il ressentait de la pitié. Comme un naturel honnête quand elle avait parlé avec sa mère, comme de la jalousie de ne plus être seul dans la pièce à ce moment-là alors qu'il ne l'avait pas vue depuis si longtemps.
Ses poings se serrèrent, ses mâchoires également. Sur le moment, il eut envie de la frapper, mais il ne le fit pas. L'image de lui la collant contre le canapé pour.
Non, il fallait que cette pensée le quitte immédiatement, il attrapa d'ailleurs un verre et le vida si rapidement qu'il faillit s'étouffer.
« Kof. Tu comptes faire quoi, coucher ici, pendant que tu y- »
Merde, sa mère était déjà de retour, avec un plateau de sucreries appétissantes dans les mains et vu le regard qu'elle lui lançait, il y avait fort à parier qu'elle ait entendu tout ce qu'il venait de dire. Qu'il venait à ce moment précis de passer pour le mauvais fils.
Ses dents grincèrent, Irena reprit la parole, pour contre-balancer ce que son abruti de fils susurrait.
« Pardonnez Edgar, il doit être fatigué. Edgar, excuse-toi immédiatement, ce n'est pas les manières que j'ai pu t'apprendre. »
Et, Eden, plus pour sa mère que pour Fever en réalité de lâcher un :
« Ouais, déso. J'voulais pas dire ça. Tu peux venir ici si ça te branche, si tu sais jouer au tarot elle est ultra forte, enfin... »
Il grogna, ne sachant pas trop comment se comporter pour écourter cette réunion très gênante. Pour se lever et pour franchir la porte d'entrée sans la laisser seule face à Fever, à ce monstre qu'il venait de rencontrer dans un orphelinat des plus sordides.
Et dire qu'il l'avait trouvée canon.
Irena prononça quelques paroles pour minimiser sa passion du tarot, puis rit, s'asseyant avec eux.
Il n'aurait su dire à partir de quand il trouva cela agréable.
Chaque remarque résonne en elle avec une violence démesurée, et son cœur chavire. La critique se veut blessante mais elle n’est qu’une première erreur de ce petit garçon russe, ce garçon à la mère si douce. Une mère qui mérite mieux.
Dans le reproche, elle lit de la colère, une colère si forte qu’entretenue elle en devient modulable. Funèbre jeu dont les limites lui sont bien connues. Elle lit une explosion de fureur qui n’a vocation qu’à être libérée. Et Fever aime les tempêtes. Elle se nourrit des ces émotions déchaînés, de cette colère qui frôle la passion. Elle exulte.
Eden commet sa plus grosse erreur. Par son trouble, il crée une brèche dans laquelle elle obtient toute liberté. Libre à elle d’attiser cette passion malsaine, d’inoculer le virus qui le détruira. Eden est son projet. Pour les mois à venir, son attention se portera sur ce garçon bourru, sur ce garçon si beau qu’elle pourrait en rêver la nuit. Sur ce garçon qu’elle rêve de détruire.
Dans cette petite maisonnée britannique, seule la présence de cette mère la retient. Elle garde ses considérations pour elles, elle garde ces mots aussi douloureux que des balles, ces mots qu’elle ne réserve qu’à lui. Elle les cache derrière ce sourire d’enfant parfaite, celui que chaque mère veut voir sur le visage d’une fille proche de son fils. Fever est une actrice. Elle est fausse.
— Ne vous inquiétez surtout pas madame. Edgar est tout excusé. Il pourrait être à l’article de la mort qu’elle le pardonnerait pas les remarques. Il paiera pour ça, elle en fait la promesse. Comment en vouloir à un garçon aussi charmant ?
Et le regard qu’elle lui lance est la tempête. Le reflet de son besoin de détruire, de posséder.
Tout devient plus claire, elle entrevoit un futur peu glorieux. Elle couchera avec lui, pour panser ses blessures, pour détruire l’obsession passée. Elle couchera avec lui pour ce qu’il représente, un pantin de la mafia sans importance. Elle couchera avec lui parce qu’elle le peut, parce que le monde lui appartient. Parce que personne ne peut se refuser à elle. Et surtout pas Eden.
Elle ignore combien de temps elle reste, combien de temps elle veille aux côtés de ce corps endormi. Combien de temps elle travaille à se faire adorer, à passer pour le meilleur choix auprès de cette mère qui rêve de voir ce fils entouré.
Dans le taxi qui la ramène chez elle, elle jubile de ces retrouvailles. Et ses pensées se perdent vers un garçon plus grand, vers un garçon plus fort. Elle repense à cette lettre qu’elle écrit à Backup. Doit-elle mentionner l’apparition d’Eden ou lui taire les raisons de cette colère qui brûle en elle plus fort que jamais ?